Valérie Schafer, Aborder l’histoire du temps présent

21 juillet 2011
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Aborder l’histoire du temps présent

 

Par Valérie Schafer, professeure agrégée, collège Jean Moulin, Le Pecq. V. Schafer est l’auteure d’une thèse : « Des réseaux et des hommes. Les réseaux à commutation de paquets, un enjeu pour le monde des télécommunications et de l’informatique français (1960-1980) », soutenue le 19 novembre 2007 à Paris IV Sorbonne sous la direction du professeur P. Griset.

 

L’histoire du temps présent, et notamment sa partie terminale, l’histoire immédiate, l’histoire très contemporaine, donne lieu à une riche production historique, en lien avec la reconnaissance de cette histoire et l’engouement qu’elle provoque depuis une vingtaine d’années.

 

Son intégration dans les programmes n’est pas nouvelle1. Souvent reliée plus que d’autre à la pédagogie du citoyen, elle soulève des débats dans les années 1990, alors que l’expression « le temps présent des années 1960 à nos jours » fait l’objet d’un titre de paragraphe dans les programmes de collège de 1989.

 

Actuellement elle est présente dans le programme de troisième (De 1945 à nos jours : croissance, démocratie, inégalité, ou La France depuis 1945, présence de repères comme le 11 septembre ou les années Chirac), et en terminale (dans les séries ES et L: A la recherche d’un nouvel ordre mondial depuis les années 1970, Les enjeux européens depuis 1989 par exemple, en terminale STG : l’Algérie à partir de 1954, ou l’Inde à partir de 1947, etc).

 

Dans un article paru dans les Cahiers d’histoire immédiate n° 7, au printemps 1995, Stéphane Soulet relevait l’intérêt des élèves comme des professeurs pour ces questions, mais aussi les problèmes méthodologiques qu’ils rencontraient : celui des sources, du recul face à « l’histoire vécue », à l’actualité, à l’événement, ou celui de la démarche propre à l’historien par rapport à celle du journaliste.

 

Comment aborder une histoire allant jusqu’à nos jours et le très contemporain alors que la recherche et les premiers essais de bilan sont en cours (ainsi la parution d’un numéro de janvier-mars 2008 dans la revue XX° siècle, proposant un essai de bilan sur l’Amérique de Georges W. Bush, dossier dirigé par Justine Faure et Pierre Mélandri) ? Quels éléments des réflexions universitaires dans le domaine de l’historiographie et de l’épistémologie sont perceptibles dans les programmes ? Quels sont les enjeux implicites et explicites pour l’enseignant qui aborde le temps présent et l’histoire immédiate?

 

1 Nicole Lucas, Enseigner l’histoire dans le secondaire, Manuels et enseignement depuis 1902, Pur, Rennes, 2001, 319 p, pp. 313 et ss.

 

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L’histoire du temps présent a une histoire

 

Les historiens qui étudient le temps présent et sa partie terminale, l’histoire immédiate, relèvent de plusieurs groupes, universités, sensibilités historiographiques. On peut notamment citer les travaux du Centre d’histoire sociale de l’Université de Paris I, du Centre de recherche historique à l’EHESS (Ecole des hautes études en sciences sociales) ou du Centre d’histoire de Sciences Po. Deux groupes, par la richesse de leurs réflexions épistémologiques et historiographiques, ont retenu notre attention : le Groupe de recherche en Histoire immédiate (GRHI) et l’Institut d’histoire du temps présent (IHTP).

 

Présentation du Groupe de recherche en Histoire immédiate et de l’Institut d’histoire du temps présent.

 

Le GRHI a été créé en 1989 à l’université de Toulouse le Mirail et doit beaucoup à l’action de son premier directeur Jean-François Soulet, initiateur des Cahiers d’histoire immédiate en 1991. À la suite de la rencontre entre les responsables du GRHI et ceux de FRAMESPA (France méridionale et Espagne : histoire des sociétés du moyen-âge à l’époque contemporaine) qui appartient au CNRS, le GRHI a confirmé son accord pour son intégration au sein du FRAMESPA le 11 octobre 2005.

 

Sa direction scientifique est assurée par Guy Pervillé, spécialiste en particulier de l’histoire de l’Algérie.

 

L’Institut d’histoire du temps présent (unité propre de recherche du CNRS) a été fondé en 1978 et inauguré en 1980 par François Bédarida, qui l’a dirigé jusqu’en décembre 1990. Robert Frank, historien des relations internationales à Paris 1, lui a succédé de 1990 à 1994. L’Institut a été ensuite dirigé par Henry Rousso, jusqu’en 2005. Depuis le 1er janvier 2006, Fabrice d’Almeida en a pris la tête, secondé par Christian Ingrao, son directeur adjoint.

 

L’IHTP est pour une part l’héritier du Comité d’histoire de la Deuxième Guerre mondiale (CHDGM), créé en 1951, et il en a prolongé l’oeuvre, en développant l’historiographie française sur la Seconde Guerre mondiale. Celle-ci reste un champ de recherche et d’expertise majeur, mais n’est plus qu’un domaine d’activité parmi d’autres de l’IHTP.

 

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L’expérience acquise sur ce terrain a obligé à une réflexion permanente sur les méthodes et sur l’éthique du métier d’historien, et a nourri les travaux sur d’autres périodes et sur d’autres objets2.

 

Une histoire qui se décale dans le temps et est en redéfinition constante Jean-François Soulet donnait de l’histoire immédiate la définition suivante :

 

Le GRHI a été un pionnier pour les études portant sur la partie terminale de l’histoire contemporaine, les trente dernières années, celles où les archives publiques ne sont pas encore consultables.

 

Dans le rapport de novembre 2005, Situation et projets d’avenir pour l’IHTP, Fabrice d’Almeida et Christian Ingrao redéfinissent l’histoire du temps présent et ses terrains d’étude, intégrant pleinement l’analyse de ces trente dernières années. En effet l’histoire du temps présent a fait l’objet de plusieurs définitions successives qui ont chacune été le reflet de l’évolution du débat historiographique3.

 

François Bédarida l’entendait dans un sens proche de celui que les Allemands donnent à l’expression Zeitgeschichte. Il y a alors l’idée d’une cohérence d’époque entre les années 1930 et le début des années 1980, moment qui vit la naissance de l’IHTP. Celui-ci se voue à reprendre et prolonger l’héritage du Comité d’histoire de la Seconde Guerre mondiale et à montrer comment cette guerre a façonné les esprits, de telle sorte que la notion de témoin occupe une place centrale, de même que la réflexion sur les sources et l’histoire orale.

 

Après le départ de François Bédarida, l’histoire du temps présent intègre grâce à Robert Franck et Henry Rousso l’histoire des relations internationales et l’histoire comparée, et il y a une européanisation de la notion. Le travail du laboratoire se fixe notamment sur les violences

 

2 Rapport Situation et projets d’avenir pour l’IHTP de Fabrice d’Almeida et Christian Ingrao de novembre 2005. 3 idem

 

«Au total, nous entendons donc par histoire immédiate, l’ensemble de la partie terminale de l’histoire contemporaine, englobant aussi bien celle dite du temps présent que celle des trente dernières années; une histoire, qui a pour caractéristique principale d’avoir été vécue par l’historien ou ses principaux témoins. »

 

Jean-François SOULET, L’histoire immédiate, PUF, Collection Que-Sais-Je ?, n° 2841, 1994.

 

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de guerre et le lien entre les deux guerres mondiales.

 

Le rapport de 2005 de Fabrice d’Almeida et Christian Ingrao propose une nouvelle définition pour l’histoire du temps présent, en partant du constat de François Hartog, selon lequel nous sommes entrés dans un régime d’historicité qui se caractérise par la réduction du futur et du passé au seul présent, phénomène qu’il qualifie de « présentisme ».

 

La multiplication des intrusions de la mémoire dans l’histoire et la parcellisation du discours sur le passé ont provoqué l’embarras des historiens face au statut épistémologique de leur recherche et une suspicion à l’égard de leur travail. Fabrice d’Almeida et Christian Ingrao s’appuient sur les réflexions de l’historien d’Oxford, Timothy Garton-Ash, pour qui l’histoire du temps présent se caractérise par la possibilité pour l’historien de pratiquer une immersion totale dans son sujet, de se confronter en tant qu’acteur à son objet. Timothy Garton-Ash considère que la véritable histoire du temps présent démarre avec la chute du mur de Berlin.

 

Les deux historiens français préfèrent élargir cette période, en tenant compte d’expériences qui ont pu façonner la perception qu’a l’historien des événements passés, présents et à venir. Cette volonté de prendre en compte la mémoire à forte connotation affective, les « affects », les conduisent à proposer une définition de l’histoire du temps présent partant de la Belle Epoque et allant jusqu’à nos jours, englobant ainsi l’histoire immédiate.

 

Les territoires de l’IHTP et du GRHI

 

Le rapport de 2005 de l’IHTP relève quatre échelles d’analyse : – l’échelle locale, allant de la ville à la région. Le réseau des correspondants locaux a été utilisé pour l’étude sur la réception de la guerre d’Algérie en métropole par Sylvie Thénault et Raphaëlle Branche. – La deuxième échelle est nationale, c’est la mieux étudiée en histoire du temps présent. L’IHTP n’est pas absent de ce débat. – Le troisième niveau est européen, et l’IHTP s’intéresse à l’histoire européenne dans une perspective qui n’est plus seulement celle d’une histoire comparée ou croisée de l’Europe, mais d’une histoire partagée – Enfin la dernière échelle d’analyse est celle de la globalité avec des sujets tests, tels les travaux de Malika Rahal, qui mène une réflexion sur la vie politique dans les pays colonisés, en coopération avec l’université d’Alger et le Centre d’histoire sociale de l’Université de

 

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Tunis, ou les recherches sur le « Fascisme colonial et postcolonial» en collaboration avec Alain Delissen de l’EHESS, pour comparer les expériences coloniales de l’Allemagne nazie, de l’Italie fasciste et du militarisme japonais.

 

Parmi les axes de recherches et thèmes de l’IHTP on trouve Les traces, événements, guerre et violence (études sur l’histoire et l’historiographie des charniers et ossuaires au XX° siècle, le massacre de masse en univers communiste, les mondes coloniaux et post- coloniaux…), traditionnellement le point fort du laboratoire, mais aussi un axe Naissance et mutation des sociétés de bien être au XX-XXI° siècle (anciennement axe « culture de masse »). L’actualité y joue un grand rôle avec l’étude des médias, à la fois comme source et comme objet d’histoire. Au sein de l’axe Justice, politique et société les travaux d’Ulrich Bielefeld et Fabrice d’Almeida sur les relations entre le champ politique et le champ culturel, en France, en Allemagne et en Russie depuis 1989, témoignent de l’intérêt pour l’histoire immédiate ou très récente. Enfin un axe Epistémologie et écriture de l’histoire du temps présent, visant notamment à la mise en place d’un réseau d’épistémologie et d’historiographie (Christian Delacroix, François Dosse, Patrick Garcia), approfondit les questions méthodologiques.

 

Quant au GRHI un de ses axes privilégiés, l’histoire de la relation France-Afrique, et plus particulièrement France-Algérie de 1962 à nos jours, est dans la ligne des travaux de son directeur scientifique Guy Pervillé, tandis que le second doit beaucoup à J-F Soulet, puisqu’il s’intéresse à l’histoire du système communiste et post-communiste. F. Terpan anime un atelier sur les questions relatives à l’intégration européenne et à ses problèmes de Défense et de Sécurité, et l’histoire des médias et des nouvelles techniques de communication, mais aussi leur utilisation pour l’enseignement de l’histoire, est étudiée sous l’égide de E. Castex et J. Sié.

 

Une partie de ces travaux a directement investi le champ scolaire et certains de ces historiens sont cités dans les commentaires des thèmes d’études d’histoire de première et de terminale ES et L ou de terminale STG (Annette Becker, Stéphane Audoin-Rouzeau, Henry Rousso, Nicolas Werth, Christian Ingrao, Raphaëlle Branche, Guy Pervillé ou Jean-François Soulet).

 

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L’objectif de cette rencontre étant de se demander dans quelle mesure l’épistémologie de la discipline peut aider à la mise en oeuvre des programmes, le deuxième temps de cette réflexion sera consacré à la manière dont le très contemporain permet d’acquérir des méthodes d’analyse pour une formation intellectuelle, comment « [...] en faisant de l’histoire et de la géographie, les élèves apprennent le temps de la réflexion. Par l’exercice du raisonnement toujours secondé par l’analyse critique, ils sont portés à relativiser une information rapide, conjoncturelle, non hiérarchisée » (Préambules des programmes de 1995, B.O.E.N, n°12 du 29 juin 1995, pp. 27-28).

 

Les enjeux passés, présents et en devenir

 

La réflexion sur l’histoire du temps présent et l’histoire immédiate peut s’organiser autour de six points principaux :

 

- la mémoire et les témoins – les sources – l’expertise sociale – la place de l’événement, le rapport à l’actualité – la question de la périodisation et des ruptures

 

- l’histoire européenne et l’histoire globale

 

Nous aborderons plus particulièrement la question des sources et celle de l’événement, alors que celle de la mémoire et des témoins vient de faire l’objet d’un précédent exposé, ou que celle de l’expertise sociale intéresse moins directement la mise en œuvre des programmes.

 

Sur la demande sociale et l’expertise sociale qui, comme l’a relevé Henri Rousso, renvoient à la redéfinition des rapports entre pouvoir, savoir et société, mais aussi à la place de l’historien, alors que les contemporanéistes se refusent à « écrire sous la dictée de l’actualité », nous renvoyons à la semaine du département d’histoire de l’ENS, « L’histoire face à la demande sociale », organisée par Gilles Pécout et disponible sur le site Diffusion des savoirs de l’Ecole Normale supérieure4.

 

4 http://www.diffusion.ens.fr/index.php?res=cycles&idcycle=76

 

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Pour la question de la mémoire et des témoins, la réflexion sur le témoignage ayant été constitutive de l’émergence et de la définition de l’histoire du temps présent, on consultera utilement sur le site de l’IHTP les travaux de Danièle Voldman, « Le témoignage dans l’histoire française du temps présent » par exemple5. L’IHTP a posé un certain nombre de questions centrales : les historiens qui utilisent des sources orales ne sont-ils pas des «historiens « sous surveillance »?, selon l’expression employée par Marc Ferro et reprise par Pierre Laborie6. La source orale, et en particulier le témoignage, sont-ils une source spécifique? Le témoignage est la parole d’un individu. Or l’histoire, comme la sociologie, s’occupe principalement du collectif. Comment peuvent se rejoindre les études du collectif et de l’individuel ? Peut-on classer les témoins, en faire une typologie, « les grands et les petits, ceux qui disent « je » et ceux qui disent « nous » ?

 

Le travail sur les mémoires de la Seconde guerre mondiale est inscrit dans les programmes de terminale ES et L, mais elles peuvent aussi faire l’objet d’une étude, notamment en terminale STG, lorsque l’on aborde la guerre d’Algérie. Des extraits de Benjamin Stora et Fouad Soufi sur la mémoire oranaise et les évènements d’Oran en 1962 peuvent être utilement utilisés à cette fin (voir l’article sur le site Strabon intitulé : « Quelques enjeux de l’histoire du temps présent et de l’histoire immédiate ».) Ceci nous renvoie à la conférence tenue à la BNf le 8 avril dans le cadre « Les brûlures de la colonisation » par Benjamin Stora « La guerre d’Algérie est-elle finie ? »: comment sortir de la guerre des mémoires ? (celle des harkis, des pieds noirs, des immigrés algériens, des anciens soldats du djebel en France, du pouvoir algérien…).

 

La question des sources

 

La question du témoignage pose celle des sources. Jean-François Soulet, dans L’histoire immédiate, notait : « Nous pensons que, avec ou sans archives officielles, l’histoire peut et doit s’écrire, et que le travail de l’historien reste possible, sous certaines conditions, jusqu’à une date très rapprochée de nous 7».

 

A titre d’exemples nous prendrons quelques cas de mobilisation de sources originales : – Sylvaine Guinle-Lorinet a mené une étude des mémoires des hommes politiques de la IV° et

 

5 http://www.ihtp.cnrs.fr/spip.php?article472&lang=fr

 

6 Marc Ferro, L’Histoire sous surveillance, Science et conscience de l’histoire, Paris, Calmann-Lévy, 1985, p 11 et Pierre Laborie, « L’historien sous haute surveillance », Esprit, janvier 1994, pp. 36-49. 7 L’histoire immédiate, PUF, Collection Que-Sais-Je ?, n° 2841, 1994.

 

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de la V° République pour contourner l’inaccessibilité de certains documents. Outre des informations sur le déroulement des évènements, cette source donne également un aperçu sur la personnalité de son auteur et la représentation qu’a l’homme ou la femme politique de son pouvoir (ex : Edith Cresson, Chaban Delmas)8.

 

- Dans sa Brève histoire du XXI° siècle, F. d’Almeida évoque la vision qu’ont les américains du terrorisme en s’appuyant sur les inventaires d’attaque de l’Institute for global security law and Policy ou de la Rand Corporation9.

 

- Gérard Fabre, pour étudier la conscience européenne, compare cinq journaux télévisés sur le référendum français pour le traité de Maastricht de 1992, ceux de France 2, de la Rai, de Sky news par exemple10.

 

- A travers son étude du cinéma de fiction sous Reagan, Yannick Dahan a montré comment le cinéma hollywoodien véhicule les valeurs morales de l’Amérique WASP ou une adhésion au libéralisme11.

 

- Emmanuel Pujatte a étudié la construction de l’image de Willy Brandt et de l’ostpolitik dans l’opinion française, en particulier à partir d’articles de l’Express et du Nouvel observateur, et il montre notamment comment Jean-Jacques Servan-Schreiber à l’Express, en mettant en avant la nouvelle manière de faire de la politique du SPD et l’image de manager politique de W. Brandt, les passe au filtre de la politique intérieure française et de l’image que lui-même se fait de la politique. En 1970 le traité de Moscou ou le geste de repentir devant le mémorial dédié aux victimes du ghetto de Varsovie, la réception du Nobel de la paix (1971) sont autant d’occasions pour une « messianisation », « sacralisation » de Brandt12.

 

Un travail sur l’événement et ses sources, à partir de la photographie de la « chute du mur de Berlin » vue de la porte de Brandenburg, que reprennent tous les manuels, peut être mené, afin de faire saisir aux élèves la complexité de la lecture et de l’analyse de l’image comme de la presse.

 

8 Sylvaine Guinle-Lorinet , « A travers les écrits des responsables politiques de la IV° et V° Républiques », « Pratiques de l’histoire immédiate », Cahiers d’histoire immédiate, n° 29, printemps 2006, pp. 77 et ss. 9 Fabrice d’Almeida, Brève histoire du XXI° siècle, Perrin, 2007, 175 p. 10 Gérard Fabre, Etude comparée de 5 journaux télévisés européens, « Pratiques de l’histoire immédiate », Cahiers d’histoire immédiate, n° 29, printemps 2006, pp. 243 et ss.

 

11 Yannick Dahan, « Le cinéma sous Reagan», « Pratiques de l’histoire immédiate », Cahiers d’histoire immédiate, n° 29, printemps 2006, pp. 197 et ss. 12 Emmanuel Pujatte, « La construction de l’image de W. Brandt», « Pratiques de l’histoire immédiate », Cahiers d’histoire immédiate, n° 29, printemps 2006, pp. 259 et ss.

 

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Cet évènement a été analysé à l’occasion de l’exposition « L’événement, les images comme acteurs de l’histoire », qui s’est tenue au Jeu de Paume jusqu’au 1er avril 2007 (voir le catalogue de l’exposition, sous la direction de M. Poivert, aux éditions Hazan, janvier 2007 et l’article sur Strabon de Solange Pierrat).

 

Pour les auteurs de l’exposition, les événements du 9 novembre 1989 sont volontairement mis en scène par les participants comme un moment d’Histoire. Selon Godehard Janzing qui traite de cet évènement dans le livre associé à l’exposition, alors que les populations de l’Est se massent aux points de passages habituels, la population de l’Ouest se concentre dans le secteur de la porte de Brandenburg, située à quelques kilomètres d’un point de passage, et c’est là que la plupart des photographes de la presse occidentale plantent leur caméra. C’est aussi là que le mur est plus épais, moins haut, constituant « un podium » pour le public/acteur. Au moment des évènements les acteurs ont déjà eu conscience de vivre un présent historique et ils instaurent un dialogue nouveau avec les médias. Les représentations qui en découlent illustrent la figure du peuple souverain, de la révolution pacifique alors qu’ « on joue la chute du mur, voire qu’on la rejoue » au moment des fêtes de noël. Il y a une compression du temps et dans les 24 heures qui suivent, déjà, l’événement est soumis au traitement mémoriel, constituant un « vrai laboratoire sur le présentisme ».

 

Henry Rousso se demandait si l’intérêt prononcé pour l’événement est constitutif de toute histoire du temps présent, « qui serait ainsi obnubilée par le « souvenir de la dernière catastrophe en date [...], le visible, le fracassant et l’assourdissant, bref condamné à l’histoire événementielle ». « On pourrait ainsi dire que c’est le XXe siècle en tant que tel qui est un siècle « événementiel 13 ». Fabrice d’Almeida, dans sa Brève histoire du XXI° siècle, intitule un de ses chapitres « Contre le fétichisme de la rupture »14.

 

La question de l’évènement, de l’actualité, des ruptures

 

L’histoire du temps présent et l’histoire immédiate n’échappent pas aux règles d’écriture de l’histoire et selon Guy Pervillé, toute histoire est « médiate ». L’historien prend son temps : le temps de l’enquête, de la réflexion, de la rédaction. Dans un exposé consacré au rapport de l’historien à l’actualité, Christian Jouhaud citait Roland Barthes dans La chambre claire : « l’histoire est hystérique, elle ne se constitue que si on la regarde. Et pour la regarder

 

13 http://www.ihtp.cnrs.fr/spip.php?article471 14 Fabrice d’Almeida, Brève histoire du XXI° siècle, Perrin, 2007, 175 p, p. 85.

 

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il faut en être exclu ». Après avoir souligné la vision de Barthes, selon laquelle il y a impossibilité de convertir le témoignage en écriture de l’histoire sans médiation, Christian Jouhaud concluait : « Si l’histoire est hystérique comme disait Barthes car elle ne se constitue que quand on la regarde, ce qu’elle montre quand on la considère comme immédiate, ce n’est pas son immédiateté mais le simulacre ou la représentation de l’immédiateté »15.

 

Un des principaux défis pour l’histoire du temps présent est bien le rapport à l’actualité. Il ne s’agit pas, selon l’IHTP16, de mettre en perspective l’actualité comme pouvaient le proposer les universités et instituts d’études politiques dans les années 1980, en la commentant à l’aide d’une chronologie et de quelques notions générales, mais « de partir de l’activité sociale de production de nouvelles et de saisir comment le mécanisme de désuétude opère, entraînant l’oubli ou induisant des mécanismes de refoulement, laissant les acteurs dans la semi conscience de leurs pratiques 17».

 

Ces réflexions invitent à une analyse distanciée de l’événement qui peut s’appuyer en classe sur les représentations des attentats du 11 septembre, dont les photographies sont dans l’esprit de tous les élèves.

 

Le 11 septembre fait partie des cinq événements analysés lors de l’exposition au Jeu de paume de 2007 « L’événement, les images comme acteurs de l’histoire ». Lors de la journée sur Le travail de l’historien et l’actualité : événement, récit, mémoire, précédemment évoquée18, Michel Poivert présentait l’exposition et soulignait que le 11 septembre est un point de bascule dans le traitement de l’actualité entre une conception classique et les modes de diffusion anarchiques comme internet. Il évoquait les travaux de Clément Chéroux sur les couvertures d’hebdomadaires et de quotidiens : ce dernier a observé qu’il y a statistiquement peu d’images, signe d’une détermination économique sur le traitement même de l’événement (économie de diffusion des images).

 

Michel Poivert faisait référence à une autre exposition, qui s’est tenue dans une galerie de Soho et a rassemblé en 2002 des photographies amateurs, Here is New York, a democracy of Photographs : 7 000 images faisant découvrir une autre réalité de cet attentat. Cette fois-ci,

 

15 Le travail de l’historien et l’actualité : événement, récit, mémoire, journée du 7 mars 2007 disponible sur le site Diffusion des savoirs de l’ENS : http://www.diffusion.ens.fr/index.php?res=conf&idconf=1691 16 Rapport de F. d’Almeida et C. Ingrao, op. cit. 17 idem

 

18 http://www.diffusion.ens.fr/index.php?res=conf&idconf=1691

 

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comme l’a analysé Clément Chéroux, « l’humain l’emporte sur l’urbain » dessinant une « véritable alternative au discours hégémonique et monolithique » des médias.

 

Entre le 11 et le 12 septembre, 41 % de la presse américaine a choisi la même illustration (le vol 175 percutant la tour sud du World Trade Center). Le panorama des unes de la presse américaine montre que six photos seulement sont utilisées, et qu’une majorité provient de l’agence Associated Press. Le regroupement des agences de presse entraine une standardisation des images et de l’information.

 

On peut faire découvrir la réalité de cette analyse en utilisant les couvertures des journaux du 12 septembre 2001 sur le site Newseum19.

 

Ceci peut amener à s’interroger également, comme le fait Laurent Gervereau à la notice absence du Dictionnaire mondial des images (2006) sur l’irreprésentable: les morts du 11 septembre, les caricatures de Mahomet par exemple.

 

La question de l’événement et celle de la rupture pose par ailleurs celle de la périodisation. Dans sa Brève histoire du XXI° siècle, Fabrice d’Almeida livre une analyse stimulante sur les ruptures chronologiques et l’entrée dans le XXI° siècle. Nous prendrons un autre exemple pour illustrer ce propos : la vision qu’a une partie des Japonais de la Seconde Guerre Mondiale et des procès de Tokyo (en première STG l’étude des procès qui suivent la seconde guerre mondiale est inscrite au programme).

 

A l’occasion des 70 ans du massacre de Nankin, l’Institut d’Histoire du Temps Présent, avec le soutien de l’Institut historique allemand de Paris, organisait une table ronde le 1er octobre 2007 à l’Institut historique allemand de Paris, intitulée « Penser les atrocités de l’armée japonaise durant la Seconde Guerre mondiale ». En conclusion Michaël Lucken, Directeur du département Langue et civilisation du Japon de l’INALCO, notait:

 

« Nous avons, en tant qu’historiens et intellectuels, une responsabilité, et cette responsabilité doit nous pousser à reconsidérer la manière dont nous présentons l’histoire ». En proposant de réfléchir à la périodisation adoptée dans l’analyse des différents conflits japonais, il soulignait :

 

« Depuis 50 ans, la thèse la plus répandue dans l’archipel consiste à penser les différents conflits dans lesquels s’est engagé le pays entre 1931 et 1945 comme un tout, thèse que

 

19 http://www.newseum.org/todaysfrontpages/default_archive.asp?fpArchive=091201

 

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l’historien Tsurumi Shunsuke a résumée sous la formule « Guerre de Quinze ans » (…). il me semble que sa périodisation doive être reconsidérée. Car elle est en partie responsable du sentiment actuel minimisant le rôle d’agresseur du Japon et stimulant dans l’archipel le sentiment que le pays fut une victime de la guerre. Elle tend en effet à mettre dans le même ensemble, sur la même balance, les expérimentations de l’Unité 731 et les bombardements atomiques, les massacres de Nankin et les bombardements massifs sur les villes de l’Archipel. Et, au final, le Japon en tire l’impression d’avoir été le jouet des Occidentaux, de leur puissance, de leur impérialisme, des guerres qu’il se livraient entre eux, refusant de voir tout le reste »20. Ceci n’est pas sans faire écho avec les récentes difficultés du film Yasukuni, du cinéaste chinois résidant au Japon, Li Ying. Cinq salles de cinéma à Tokyo et à Osaka ont renoncé à diffuser ce documentaire, primé au Festival international du film de Hongkong, pour des « raisons de sécurité ». D’autres salles à travers le Japon ont annoncé qu’elles ne projetteraient pas le film, craignant d’être victimes de manifestations des groupuscules d’extrême droite. Construit en 1869, le sanctuaire Yasukuni est dédié à la mémoire des morts pour la patrie. Depuis la fin des années 1970 y sont honorés sept condamnés en 1948 pour crimes de guerre par le Tribunal international de Tokyo, qui furent exécutés. Aussi, les visites à Yasukuni par de hauts dignitaires japonais suscitent régulièrement des polémiques et Li Ying aborde notamment les visites répétées entre 2001 et 2006 du premier ministre Junichiro Koizumi.

 

En conclusion de cette intervention, il faudrait souligner les défis encore à venir pour l’histoire du temps présent, ceux d’une histoire européenne partagée (et non plus seulement comparée), et ceux d’une histoire placée sous le signe de la globalité, comme y invite le rapport de l’IHTP de 2005.

 

Pour sortir des habitudes et des pratiques usuelles des historiens enfermés dans les contextes académiques nationaux, Fabrice d’Almeida et Christian Ingrao appellent à entrer dans une « histoire partagée », aux territoires transfrontaliers dans leur acception géographique mais aussi disciplinaire, tandis que les historiens découvrent de nouveaux territoires: ainsi du 11 au 13 septembre 2008 se tiendra un colloque organisé par l’EHESS/CRH sur : « Terrains communs, regards croisés. Intégrer le social et l’environnemental en histoire », qui se propose d’étudier des thèmes aussi variés que le

 

20 Les interventions sont disponibles sur le site de l’IHTP, en anglais et en français http://www.ihtp.cnrs.fr/spip.php ?article669&lang=fr

 

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militantisme environnemental, les relations entre les animaux et les humains, ou la place des paysages dans la mémoire et l’identité d’un peuple (Elizabeth Raymond and Peter Goin, University of Nevada, Reno, USA, Waste Places? Landscape and Memory in American Mining).

 

Enfin à quelques jours de la discussion sur le nouveau projet de loi sur la conservation et la communication des archives à l’Assemblée nationale21, qui comprend un volet «régime de communication » prévoyant un raccourcissement des délais légaux d’accès à une partie des

 

documents (vingt-cinq ans contre trente, ou cinquante contre soixante par exemple), les historiens s’inquiètent de certaines dispositions. Ainsi un nouveau délai, fixé à soixante- quinze ans, pourrait être créé, fondé sur une extension de la notion de protection de la vie privée, et des chercheurs se demandent s’il y a un risque de voir se refermer pour quelques années les études sur le Front populaire, la Seconde Guerre mondiale et Vichy, ou celles sur la guerre froide qui commençaient à s’ouvrir librement, sans dérogation.

 

Toutefois il n’est pas à douter que les historiens du temps présent et de l’histoire immédiate sauront au besoin encore faire preuve de créativité, et traiter de nouvelles sources, démontrant que l’histoire peut et doit se faire avec ou sans les archives publiques.

 

Valérie Schafer, professeur agrégé, enseignant au collège Jean Moulin, Le Pecq, docteur en histoire contemporaine de l’université de Paris IV Sorbonne (Thèse : « Des réseaux et des hommes. Les réseaux à commutation de paquets, un enjeu pour le monde des télécommunications et de l’informatique français (années 1960-1980) », sous la direction du professeur P. Griset).

 

21 http://www.assemblee-nationale.fr/13/projets/pl0566.asp

 

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One Response to Valérie Schafer, Aborder l’histoire du temps présent

  1. Mr WordPress on 22 février 2011 at 10 h 27 min

    Bonjour, ceci est un commentaire.
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