Je voudrais évoquer brièvement les travaux du congrès international qui s’est tenu à Moscou le 19 octobre 2011 sur « L’histoire de la nouvelle Russie vingt ans après (1891-2011) ». Il ne s’agit pas d’en faire un compte rendu exhaustif, mais de donner « à chaud », quelques jours après, mes impressions d’historien de l’immédiat sur cette manifestation, en sachant que je n’ai participé qu’à la session plénière et à l’une des quatre sessions particulières.
Plusieurs organisations patronnaient ce congrès, dont le Fonds de l’Histoire contemporaine, l’Université Lomonosov de Moscou, l’Institut d’histoire de l’Académie des Sciences de Russie, les Archives d’Etat de la Fédération de Russie.
Le programme du Congrès portait sur les changements géopolitiques, sociaux, économiques depuis la fin de l’Union soviétique, en particulier les événements de l’année 1991, survenus il y a exactement vingt ans : le putsch d’ août, l’éclatement de l’URSS, la création de la CEI, la signature du traité de réduction des armes nucléaires entre les Etats-Unis et l’URSS…
- J’ai d’abord été frappé par la volonté affichée par les participants, notamment par les organisateurs et les personnalités officielles, d’analyser de manière critique le passé le plus récent. « Les gens n’arrivent pas à s’adapter. Il leur faut, a affirmé le Ministre de l’Education et de la Science Foursenko, digérer et comprendre les grandes transformations survenues depuis vingt ans. Notre société n’est pas satisfaite de notre enseignement ». Il s’agit de « décrire tout ce qui s’est passé. C’est la tâche de toutes les sciences humaines » (V.A. Sadovnitchy). « Il n’y a plus de sujets secrets, fermés ; on peut discuter de tout » (A.O. Tchoubarian). « Il n’y a pas de vision unique concernant notre passé » (J.A. Petrov).
- Peu de réticences s’expriment à propos d’une histoire concernant une période très proche. « Cette histoire, observe cependant V.A. Sadovnitchy, est pleine de questions, beaucoup de mythes, d’obscurités ; pour comprendre, il faut que le temps passe ». Mais la plupart des participants n’ont pas d’états d’âme envers l’histoire immédiate : « Peut-on, s’interroge S.P. Karpov, étudier ce qui est immédiat et proche ? Oui, à la seule condition qu’il y ait suffisamment de documents ». « Les vingt dernières années sont des années chaudes mais le moment est venu d’étudier cette période » (J.A. Petrov). Deux jeunes historiens G.N. Bibikov et L.V. Bibikova ont rédigé et publié en septembre 2011, en langue russe, un manuel général d’histoire immédiate, faisant le point sur l’historiographie et la méthodologie dans le monde, et proposant un dictionnaire des historiens ultra-contemporanéistes comprenant 66 notices dont 24 de spécialistes français.
- Toutefois, cette histoire immédiate de la Russie est, selon les Congressistes réunis à Moscou, difficile à élaborer et plusieurs conditions doivent être réunies pour la faciliter :
- il faut permettre un plus large accès des historiens aux archives. « C’est hyper important. Avec les témoignages oraux, c’est ce qu’il y a de plus important » (A.A. Foursenko) De ce point de vue, Boris Eltsine a été le chef d’Etat le plus libéral ; dans l’ouverture des archives, il est allé beaucoup plus loin que M. Gorbatchev, sans toutefois, les ouvrir totalement et de manière constante (Mark Kramer).
- Il faut sauvegarder les archives des entreprises liquidées, et créer de véritables bases de données documentaires.
- Il faut obtenir des documents des pays étrangers. L’exemple de la France est cité. Récemment, celle-ci a donné à la Russie la correspondance de l’ambassadeur de France pendant le putsch d’août 2011. Elle révèle une incompréhension étonnante de la situation. Les pronostics sur l’issue du putsch varient tous les quarts d’heure ! (A.O. Tchoubarian)
- Il faut encourager la création à l’étranger de centres d’histoire sur la Russie contemporaine. (comme, par exemple, en Finlande le Centre de recherches sur la modernisation russe)
- Il faut publier des recueils de documents (comme celui sur l’éclatement de l’URSS en 1991)
- Ce champ historique nouveau n’est pas fréquenté que par des professionnels. « Face aux chercheurs, il y a de plus en plus de charlatans, auteurs de communications pseudo-scientifiques, et fabricants de nouveaux mythes » (J.A. Petrov). Il a fallu créer une Commission contre la falsification de l’histoire russe.
- L’enseignement de l’histoire immédiate de la Russie n’est pas sans soulever de nombreux problèmes. Selon l’Association des professeurs d’histoire, c’est la période la plus délicate à enseigner. « L’enseignement de l’histoire des 20 dernières années, déclare le ministre Foursenko, constitue le sujet le plus difficile de notre enseignement » :
- Les manuels sont essentiels, or il existe de fréquentes instrumentalisations-manipulations des manuels scolaires à des fins nationalistes. Une communication de I. A. Novikov (professeur à l’Université de Tchéliabinsk) montre différentes falsifications cartographiques opérées dans des manuels des Etats postsoviétiques.
- Il faut prendre garde au remplacement insidieux, dans l’enseignement secondaire, de la discipline historique par des pseudo disciplines comme « la Russie et le monde »
- L’opinion russe est plutôt déçue par l’élaboration de l’histoire immédiate russe. Et l’on assiste, de plus en plus, à une hégémonie des mémoires sur l’histoire. Des mémoires qui fluctuent au gré des années. Ainsi, d’après les recherches de L.A. Novikov, 47% des Russes avaient une image positive de la pérestroïka en 2001, alors que dix ans plus tard, en 2011, le pourcentage tombe à 30%. En 2001, on comptait 33% de personnes favorables à la guerre de Tchétchénie, alors qu’en 2011, on n’en compte que 2%. D’une manière générale l’opinion a aujourd’hui une vision très négative de l’éclatement de l’URSS et des réformes gorbatchéviennes : elle regrette que Gorbatchev ne se soit pas limité, selon le modèle chinois, aux seules réformes économiques.
Jean-François Soulet
23 octobre 2011