Mathieu GUIDÈRE, Le choc des révolutions arabes, Autrement, 2011, 216 p.

4 octobre 2011
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Le dernier ouvrage de Mathieu Guidère, professeur d’islamologie à l’université de Toulouse-II, et agrégé d’arabe, (http://fr.wikipedia.org/wiki/Mathieu_Guidère; http://www.guidere.org/) mérite d’être salué, ici, à deux titres. Par son sujet, il nous plonge dans l’histoire la plus immédiate puisqu’il inventorie la situation des 22 Etats du monde arabe dans le contexte du « printemps arabe ». Et, par sa méthodologie et sa réflexion générale sur les perspectives de l’histoire immédiate, il enrichit cette dernière de manière substantielle.

 

Dans une éclairante introduction, M. Guidère s’emploie à retracer les premières représentations occidentales du « printemps arabe » autour de trois mots clefs :  « choc » (pas le « choc des civilisations » d’Huntington mais un choc des discours, des images, des perceptions) ; « incompréhension » pour un mouvement insolite, sans chef, sans idéologie, sans programme… ; « malentendu » dans la mesure où ce « printemps » est bien spécifique et ne souffre aucune comparaison avec les révolutions qui ont secoué l’Europe aux XIX° et XX° siècles. Si l’on en doute, il suffit de souligner le rôle d’Internet et des réseaux sociaux dans des pays comme la Tunisie et l’Egypte que M. Guidère explique notamment par la force des structures communautaires des sociétés, l’investissement des jeunes femmes « véritables héroïnes du cybermonde révolutionnaire » et la réactivité des Frères musulmans qui aussitôt créent leur propre réseau social de type Facebook : Ikhman (= frère).

Une autre partie de l’introduction met en garde les Occidentaux sur une première lecture, quasi instinctive, des événements d’Orient. Ils doivent se méfier de leurs propres schémas mentaux, ne pas plaquer des concepts politiques et sociaux occidentaux inadaptés aux pays arabes, et assimiler les différences essentielles concernant les relations au chef d’Etat, à la religion, à la femme… Ainsi, aujourd’hui, le monde arabe, profondément marqué par la notion d’allégeance, repose essentiellement sur trois piliers : la tribu (« extension maximum de la famille », l’armée (« sorte de tribu militaire », la mosquée (« lieu de rassemblement et de transmission des idées »).

 

Le corps du volume est consacré à un inventaire des « forces perceptives » dans les 22 Etats du monde arabe, « c’est-à-dire de ce qui est perçu, à l’intérieur de chaque pays, comme une « force en puissance ». Chaque notice, de volume variable (2 pages pour le Koweit, 14 pages pour l’Algérie) propose différentes « clés » pour comprendre la situation de chacun des pays. Au delà des spécificités nationales, on observe des forces récurrentes : l’armée est considérée comme une clé décisive en Algérie, en Egypte, en Mauritanie… ; la tribu et les clans en Libye, au Yémen, en Somalie… ; l’islamisme, en Palestine, en Arabie Saoudite… Les notices sont brèves mais les arguments historiques et sociologiques sont forts et convaincants.

 

Les derniers chapitres sont passionnants pour tous ceux qui s’intéressent aux méthodes et à l’épistémologie de l’histoire immédiate. Ils permettent de bien comprendre la conception et les méthodes de Mathieu Guidère dans ces domaines. Quelques mots jalonnent, selon lui, la démarche de l’historien du temps présent : la « rétrospective » qui correspond à un profond ancrage dans le passé, la « perception » (il parle d’ « histoire perceptive ») qui consiste à reconstituer les représentations des événements, et la « prospective » qui permet de « saisir le futur immédiat ».

 

Pour mener à bien la démarche « perceptive » et la démarche « prospective », il propose de s’appuyer principalement sur une source nouvelle et foisonnante : Internet et les médias. « Il existe, écrit-il (p. 185) des sources formelles pour l’étude des forces en présence, telles que les émissions de télévision et de radio, les journaux et les organes de presse institués, car tous fournissent un point de vue construit et argumenté émanant, la plupart du temps, de professionnels, locaux ou internationaux, présents sur place. Il existe, d’autre part, des sources informelles d’information sur les forces en présence, telles que les forums de discussion, les blogs personnels et, surtout, les réseaux sociaux qui offrent une quantité  considérable de données écrites (posts) et audiovisuelles (vidéos) permettant au chercheur de se faire une idée claire des rapports de forces  à un moment donné et concernant une question particulière. La quasi-totalité de ces données formelles et informelles est accessible via Internet, et il existe de nombreux outils de veille permettant de les recueillir, de les structure et de les analyser quasiment en temps réel ».

Pour analyser cette abondante documentation internet, Mathieu Guidère, docteur en linguistique, préconise d’utiliser les méthodes de l’étude de contenu : étude quantitative de la fréquence d’occurrences et de citations dans les discours grâce à des outils informatiques simples mais performants comme Google Insights; étude qualitative des concepts en vue d’en déduire les orientations idéologiques. Cette méthodologie est illustrée par deux derniers chapitres dont l’un consacré à l’Egypte, où l’auteur parvient à déceler les grandes tendances de l’opinion sur les différentes personnalités en vue (Amr Moussa, Mohamed El-Baradei, Ayman Nour), sur l’islamisme, et sur la perception de l’armée. « Ainsi, conclut-il, en ce qui concerne l’Egypte, il apparaît clairement à l’examen des sources formelles et informelles que nous sommes en présence d’une armée populaire face à un islamisme populaire. Cela signifie que le dernier mot appartiendra au peuple égyptien, dénominateur commun entre les deux forces en présence ».

 

Même à travers ce très bref compte-rendu, on aura compris que l’ouvrage de Mathieu Guidère, outre qu’il éclaire d’un jour neuf le « printemps arabe », constitue un apport extrêmement stimulant aux méthodes de l’histoire immédiate.

Jean-François Soulet

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