L’UKRAINE…APRÉS LA GÉORGIE…ET AVANT LA MOLDAVIE ?

16 mars 2014
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                  Il existe au moins deux manières d’interpréter la très probable main mise de la Russie sur une partie de l’Ukraine. Il y a la version officielle russe, minimaliste, rassurante, presque bonhomme, que l’on pourrait résumer en ces termes : Ne vous polarisez pas, braves gens du monde entier, sur cet épiphénomène. En absorbant la Crimée, la Russie ne fait que régulariser une situation anormale puisqu’elle se borne à récupérer une région conquise par elle en 1783, perdue en 1954 à la suite d’une bévue d’un dirigeant soviétique, et peuplée d’une forte minorité russe. Certes, la Crimée est redevenue ukrainienne en 1991, mais des accords avec le nouveau gouvernement ukrainien, l’ont quasiment transformée en une immense base militaire russe… Alors, pourquoi reprocher à Vladimir Poutine d’avoir anticipé une possible remise en cause de ces accords par les Révolutionnaires de Kiev, en permettant à la péninsule criméenne de retrouver son identité originelle ?…

A cette version peu crédible, il convient d’en opposer une autre qui montre qu’il ne s’agit pas d’un acte isolé, spécifique à la Crimée, mais que l’on doit l’inscrire et le lire dans la ligne stratégique conçue par V.Poutine depuis qu’il a succédé à Boris Eltsine. Pour cet ancien du KGB, devenu chef des nouveaux services secrets (FSB), la disparition de l’Union soviétique  a constitué « le plus grand désastre géopolitique du XXème siècle ». Dès lors, devenu Président et Premier ministre, l’homme s’est vraisemblablement donné comme mission de reconstituer, sous une forme ou sous une autre (intégration, association, fédération…), l’ « empire » perdu. En droite ligne de Staline, il semble considérer comme seules légitimes, pour la Russie, les frontières de l’empire des Tsars.  Comme Staline qui, par le biais du pacte germano-soviétique, puis, après 1941, en accord avec les puissances alliées occidentales, est parvenu à réinsérer dans le « Bloc soviétique » les territoires perdus par les Bolcheviques après la Première guerre mondiale, V. Poutine paraît vouloir effacer les pertes territoriales occasionnées à la Russie par l’implosion de l’URSS en 1991.

Pour ce faire, V.Poutine et son brain-trust appuient leur argumentation de reconquête, auprès de l’opinion, sur deux types de facteurs :

  • l’appartenance des pays ciblés, durant une période de leur histoire, soit à l’empire tsariste, soit au Bloc soviétique. Cela permet d’habiller d’une espèce de légitimité historique les revendications impérialistes du Kremlin.
  • la présence, dans ces  pays, de fortes minorités russes, à la suite de la politique de colonisation à outrance conduite par les tsars et les dirigeants soviétiques.

Ces facteurs, s’ils sont nécessaires ne sont cependant pas suffisants pour que V.Poutine puisse enclencher une opération – de charme ou de force- dans ces pays à la périphérie de la Russie. Il lui faut attendre que le pays convoité se trouve dans une situation économique et politique précaire, ce qui permet comme en Ukraine de voir se diviser la population, et donne l’opportunité à Moscou de justifier une intervention en proposant une aide financière au pays ou la protection de la partie russophone. Les seuls obstacles à cet interventionnisme pourraient être l’Union européenne ou les Etats-Unis, ce qui n’est en général pas le cas, l’Union européenne étant divisée et les Etats-Unis, de plus en plus indifférents à l’Europe.

Dans ces conditions, le champ devient libre pour que Poutine puisse déployer sa politique sans difficultés majeures. C’est ce qu’il a fait en Géorgie en 2008, ses troupes occupant toujours l’Ossétie du Sud et l’Abkhazie. C’est ce qu’il s’apprête à faire en Ukraine en intégrant la Crimée. Et après ? Quel sera le prochain territoire à avaler : la Moldavie, avec la Transnistrie ? Kaliningrad ? l’Estonie ? Même si nous savons que l’Histoire ne se répète pas, que 2014 n’est pas un clone de 1938, et que Poutine n’est pas Hitler, nous ne pouvons pas ne pas nous souvenir qu’après l’annexion de l’Autriche, et celle des Sudètes en Tchécoslovaquie, ce fut la Pologne et le début de la Seconde guerre mondiale.

La politique poutinienne s’appuie donc sur ce véritable champ de mines que constitue la périphérie de la Fédération de Russie, avec des pays disputés durant l’histoire et, répétons-le, souvent peuplés de fortes minorités russes. Mais elle s’appuie aussi sur une large portion de l’opinion russe. Aux yeux de cette dernière, en effet, les indépendances des pays périphériques de l’Union soviétique après 1991 sont apparues comme une injustice, qu’il faudra réparer un jour. Avec Poutine, ce jour semble arrivé. Rien n’est plus dangereux qu’un peuple humilié, même si son sentiment d’humiliation est irraisonné. N’oublions pas qu’Hitler s’est imposé dans un tel climat avec pour principal programme de remettre en cause le « diktat » de Versailles.

Voilà deux fois que nous faisons référence au nazisme et à la Seconde guerre mondiale ; c’est, sans doute, beaucoup trop, car s’il faut avoir un œil sur le passé, il faut aussi en avoir un autre sur les spécificités du présent. Ainsi, il est difficile d’imaginer que Poutine aille très loin dans le démembrement des  pays voisins, sans donner raison aux minorités nationales de la Fédération de Russie (Tchétchènes et autres peuples caucasiens) dont il combat férocement l’aspiration à l’indépendance. En outre, « l’arme économique » brandie par l’Union européenne n’est pas aussi inefficace qu’elle ne le paraît. L’économie russe n’est pas en état de se passer des ventes de gaz à l’Occident. Cela suffira-t-il à rendre raisonnable  Vladimir Poutine ?

Jean-François Soulet

(15 mars 2014)

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