Le « printemps arabe » s’il ne passionne peut-être pas l’opinion française, l’intéresse à coup sûr. Depuis deux ans, chroniques radiophoniques, débats télévisés, le choisissent volontiers comme thème, et, dans les librairies, une table lui est souvent consacrée. Dans ces diverses et multiples prestations, quelle est la part des historiens ? La question est peut-être mal posée. Qu’entendons-nous, en effet, par « historien » ? Au sens étroit et strict : un universitaire agrégé ou docteur en Histoire ; ou bien, dans un sens large, tout spécialiste (politologue, arabisant, islamologue, journaliste…) accordant à l’approche historique une place de choix ? C’est, bien entendu, cette dernière définition qui est la nôtre.
Dès lors, on ne sera pas étonné que nous citions les chroniques de Bernard Guetta dans la matinale de France-Inter. Rassemblées en un ouvrage sous le titre « L’an 1 des révolutions arabes (décembre 2010+janvier 2012) » (Belin, 2012), elles frappent par leur clarté, leur pertinence et leur perspective historique. Pour ce journaliste, qui a couvert dans les années 1980, la Pologne de Solidarnosc, l’actualité ne peut se lire et se déchiffrer qu’en fonction des événements passés.
Mais les plus belles « leçons d’histoire immédiate » nous sont administrées par trois arabisants, deux enseignants à Sciences Po Paris et le troisième, à l’Université de Toulouse-Le Mirail.
En deux ans, Jean-Pierre Filiu nous a proposé deux livres brillants : l’un, en 2011, sur « La Révolution arabe. 10 leçons sur le soulèvement démocratique » (Fayard 2011) ; l’autre, au début de 2013 sur « Le Nouveau Moyen Orient : les peuples à l’heure de la révolution syrienne » (Fayard, 2013). Loin de se borner à une analyse de l’actualité, il montre que le fondement des événements actuels au Moyen Orient, notamment en Syrie, se situe aux XIXème et dans la première moitié du XXème siècles. Ainsi, l’aspiration à un monde nouveau qui est celle aujourd’hui du monde arabe fait écho au mouvement de renaissance de la Nahda (menée au XIXème siècle par la Tunisie, l’Egypte, le Liban) ; de même que la Syrie, persuadée par son brillant passé d’être au cœur de l’arabité, n’a jamais pardonné la main mise française, en 1920, sous prétexte de « mandat » et sans aucune consultation populaire.
Gilles Kepel, politologue, disposant d’une émission sur France-Culture (le jeudi matin) et d’un blog (http://gilleskepel.tumblr.com/), a beaucoup publié sur le monde arabe, dont récemment deux ouvrages sur l’Islam dans les quartiers populaires des villes françaises (« Les banlieues de l’Islam » et « Quatre-vingt-treize) mais aussi sur le « printemps arabe ». Dès 2000, son « Jihad. Expansion et déclin de l’islamisme » s’était imposé comme un livre de référence, même si sa parution au moment des attentats du 11 septembre avait semblé démentir la thèse de l’affaiblissement de l’islamisme. Un nouveau livre, « Passion arabe (2011-2013) » paru il y a quelques semaines à peine, mérite toute notre attention, aussi bien en raison de sa démarche – l’historien de l’immédiat va sur les lieux mêmes de son champ d’investigation pour enquêter – que de son contenu. Dans ce livre, Gilles Kepel raconte comment durant les deux dernières années, il a parcouru une douzaine de pays arabes (Palestine, Israël, Égypte, Tunisie, Libye, Oman, Yémen, Qatar, Bahreïn, Arabie saoudite, Liban, Turquie, Syrie) et y a rencontré toutes sortes de personnes impliquées dans le « printemps arabe ». L’ouvrage est remarquablement écrit et se présente sous la forme d’un « journal », qui est, à la fois, un « journal de bord » et un « journal » personnel. Durant ce périple de deux ans, l’historien s’est fait collecteur de sources ; et sa démarche n’est pas sans rappeler celle d’Hérodote, le père de l’Histoire, notamment de l’Histoire immédiate. G.Kepel consigne tout ce qu’il voit et entend. Il rencontre toutes sortes de personnes : des élites (Premier ministre, grand romancier, porte-parole des Frères Musulmans…) mais aussi des gens du peuple, des laïcs, des salafistes, des modérés… Il y a chez lui une vraie faim de témoignages concrets, comme si, après quarante ans passés dans son bureau à écrire des synthèses, il avait besoin de retourner à l’analyse de terrain, aux mémoires individuelles, à la micro-histoire.
Nous retrouvons ce même appétit pour le témoignage chez un autre brillant arabisant et islamologue, Mathieu Guidère, qui, après la publication d’ouvrages remarqués sur l’Islamisme et le Printemps arabe a souhaité, lui aussi, prendre son bâton de pèlerin et parcourir, durant l’été 2012, les principaux pays concernés par la vague révolutionnaire de 2011. Il en résulte un ouvrage original à multifacettes (« Les cocus de la Révolution. Voyage au cœur du Printemps arabe », Autrement, 2013), qui, entre deux analyses géopolitiques, rappelle les richesses des pays traversés (paysages, mosquées, musiques…), et révèle des aspects de la vie d’un enseignant-chercheur spécialisé en histoire immédiate, dans un domaine particulièrement controversé en France. Il consacre à ce sujet quelques lignes (p.150) à la période de l’Affaire Mérah pendant laquelle, enseignant à Toulouse, il a reçu « nombre de messages d’injure, de dénigrement, de calomnie, de diffamation, d’atteinte à la réputation, de harcèlement, de dénonciation et même des menaces de mort plus ou moins explicites ». A propos de chaque pays visité l’été dernier, il donne son impression dominante. En Égypte, il a été frappé par la forte présence, et la liberté de ton, des « télé-prédicateurs » : « Dieu est partout (…) Tout le monde envisage ou réclame l’application de la Charia ». La Libye l’inquiète : « tout le monde possède une arme (…) Le pays se cherche un destin après s’être débarrassé d’un tyran. Il faudra du temps ». En Tunisie, il revient sur la révolution, et souligne que celle-ci a entrainé pillages, exactions et a suscité un retour au clanisme. Le nouveau régime se trouve menacé, tout à la fois, à l’extérieur, par les réfugiés libyens et les combattants d’AQMI, et, à l’intérieur, par les Salafistes et les Islamistes radicaux. Il confirme que l’Algérie demeure à l’écart de l’évolution des autres pays, même si les conflits sociaux sont nombreux. Les Islamistes ont été laminés aux élections de mai 2012, d’une part parce que « l’expérience islamiste en Algérie demeure ambiguë et suspecte aux yeux de la population » qui a en mémoire la décennie sanglante des années 1990, et parce que le Gouvernement, en augmentant les salaires et les aides, grâce à la manne pétrolière, peut acheter la paix sociale. Pour le Maroc, il décrit longuement la toute puissance du Makhzen, cette force para-militaire spécialisée dans le contrôle de la population, ainsi que l’affairisme de la Monarchie. Quant à la Syrie, le risque majeur est de voir sombrer le pays dans une libanisation, c’est à dire dans le confessionnalisme. « Après deux ans d’insurrection, l’alternative qui s’offre aux Syriens est ubuesque, observe Mathieu Guidère : d’un côté, un régime autoritaire et sanguinaire ; de l’autre, des rebelles armés et fanatisés ». Entre la peste et le choléra, il refuse de choisir. Il termine par une brève mise au point sur le Qatar, pays qu’il connaît bien, pour y avoir vécu avec ses parents. Pour lui, il faut combattre deux idées reçues concernant ce pays : le Qatar finance les Islamistes ; le Qatar achète la France. Il voit plutôt dans le Qatar le « joker diplomatique de la France » et le soutien de la tendance modérée islamiste, celle des Frères musulmans (alors que l’Arabie Saoudite finance la tendance salafiste).
A nos yeux, même s’ils ne sont pas toujours d’accord entre eux (Gilles Kepel soutenant qu’il y a échec de l’islam politique et que l’on est déjà dans l’ère du post-islamisme alors que, pour Mathieu Guidère, l’ère de l’islamisme politique ne fait que commencer), ces spécialistes du monde arabe, qui accordent à l’Histoire une place prépondérante dans leur analyse, confirment avec talent qu’il est possible –et souhaitable- de pratiquer à chaud, sans se brûler les ailes, une histoire « immédiate ».
Jean-François Soulet
(avril 2013)