Aller visiter des pays comme la Croatie et la Bosnie où, il y a à peine vingt ans, des populations se sont très violemment heurtées, peut paraître malsain, suspect de voyeurisme. Trois raisons nous ont personnellement motivé : un intérêt général pour les phénomènes de dissidence dans les anciens Etats communistes ; la volonté de mieux comprendre, en allant sur les lieux mêmes, des événements que nous avons vécus intensément, par la participation de proches et d’amis ; le souhait d’apprécier l’évolution des rapports entre ces peuples dans le cadre des accords de Dayton (1995).
Reconnaissons, au terme du voyage, que cet ambitieux objectif n’a été qu’en partie rempli, faute de temps, et faute d’interlocuteurs susceptibles d’exposer franchement leurs points de vue. Le bilan n’est pas pour autant négatif ; nous ne rentrons pas les mains vides. Il existe, aujourd’hui, dans les deux pays visités des « choses visibles » qui ne nous ont pas échappé ; mais il faut reconnaître avec humilité que ce n’est là que la partie émergée de l’iceberg et que bien des aspects nous restent obscurs. Nous pensons, par exemple, aux réseaux commerciaux clandestins plus ou moins mafieux, très présents dans toute la Bosnie, mais dont nous n’aurons que de très faibles échos. Comme on nous l’a dit en nous faisant visiter Brcko : « il y a, ici, des frontières officielles et des frontières invisibles » !
Commençons par ce qui est très visible et nous a frappé d’emblée : les inégalités économiques entre les ex-républiques yougoslaves. Autant la Croatie, en dépit de ses problèmes conjoncturels, nous est apparue pimpante et lustrée comme un sou (germanique !) neuf, autant la Bosnie-Herzegovine donne le sentiment de ne pas avoir surmonté les difficultés d’un pays montagneux, sans richesses naturelles, essentiellement agricole et profondément atteint par la récente guerre civile. Dans nombre de bourgs et de villes de Bosnie, bien des maisons et des immeubles restent criblés d’impacts d’obus. A la campagne, beaucoup de maisons sont reconstruites depuis peu comme l’indiquent les tuiles neuves des toits et les façades non crépies qui laissent apparaître briques ou moellons. Le niveau de vie est bas et ne s’améliore pas ; Les salaires moyens oscilleraient entre 200 et 300 euros par mois. Certes, les deux pays ont reçu et reçoivent des aides substantielles de l’étranger ; citons, entre autres, l’Union européenne (pour la reconstruction du centre de Vukovar ou du quartier du fameux pont de Mostar), ou l’Arabie Saoudite (centre culturel de Mostar, restaurations et édifications de mosquées). Des mafias –notamment russes- investissent massivement dans certains Etats, en particulier sur la côte du Montenegro, mais, dans ce cas, les profits majeurs échappent aux populations locales.
Autre élément également très visible et… prévisible, l’extrême vigueur du sentiment national dans les différentes entités. Ce nationalisme s’exprime de mille manières. En Croatie, par exemple, tout ce qui rappelle l’histoire ancienne de la nation est privilégié. Les musées sont légion, logés le plus souvent dans de superbes immeubles néo-renaissance de la fin du XIX° et du début du XXème siècles. Zagreb, à elle seule, abrite un musée des Arts décoratifs, un musée ethnographique, un musée archéologique, un musée des Techniques, un musée d’art moderne, un musée des Maîtres anciens (la fameuse galerie Strossmayer), le polyvalent musée Mimara, sans compter de somptueuses archives nationales. Le drapeau national flotte partout. Sur l’esplanade de la place du Ban-Jelacica ou dans les allées ombragées de la place Zrinski, tout près du kiosque à musique, on croise de jeunes comédiens vêtus à la mode de l’époque François-Joseph ou en costume populaire national. Comme à Londres, a lieu régulièrement dans la ville haute, place Saint-Marc, siège des institutions nationales (gouvernement, parlement, présidence de la République…), la spectaculaire relève de la garde par des hommes du fameux « Régiment des Cravates ». Avenues, rues, places, ponts égrènent des noms de personnalités dont deux dominent largement dans les grandes cités comme dans les bourgs : celui de l’archevêque Strossmayer (1815-1905), dont le Musée qui lui est consacré à Djakovo, loue l’action culturelle et politique proprement croate, mais se montre beaucoup plus discret sur son projet d’unification des Slaves du sud (dans lequel il utilise déjà le terme « yougoslave »). L’autre personnalité très célébrée est Franjo Tudjman, premier président de la République de Croatie indépendante pendant les années 1990, principal artisan avec le président serbe Slobodan Milosevic, de la disparition de la Yougoslavie.
En Bosnie-Herzegovine, l’affirmation identitaire est évidemment plus complexe. Rares sont les drapeaux bosniens : de couleur bleue avec un triangle isocèle jaune en leur centre (les trois pointes du triangle symbolisant les trois peuples : Bosniaques, Croates et Serbes) et sept étoiles blanches (l’Europe). Dans la partie de la République serbe de Bosnie (« Republika Srpska »), c’est un drapeau à trois bandes horizontales (rouge, bleu et blanc) identique à celui de la République de Serbie (sceau en moins) qui est omniprésent. Dans la Fédération de Bosnie-Herzégovine (ex Fédération croato-musulmane), les écussons à damiers rouges et blancs sont fréquents dans les zones habitées par des Croates, tandis que le lys bosniaque (drapeau de la Bosnie-Herzegovine pendant la guerre de 1992-1995) orne les tombeaux des victimes musulmanes.
Les lieux de mémoire consacrés aux guerres des années 1990 sont nombreux sans être obsédants. Simples plaques commémoratives apposées, par exemple, à Zagreb, sur l’immeuble de la présidence de la République, rappelant l’attentat qui, le 7 octobre 1991, faillit coûter la vie à F. Tudjman ; ou à Sarajevo, place de Markale, où, par deux fois (5 février 1994 et 28 août 1995), des obus firent 68 et 37 victimes. Fresques peintes sur des murs en bordure de route, à Vinkovci, à la mémoire de 12 policiers Croates assassinés en mai 1991 par des para militaires serbes. Immenses cimetières à Srebrenica et à Vukovar où ont été rassemblées les victimes croates et musulmanes des opérations de « purification ethnique » serbes : hallucinante succession de tombes rigoureusement identiques, différenciées seulement par les noms gravés sur les stèles. Monuments très sobres, comme à Trebinje, où de très hautes stèles de marbre disposées en quinconce, sur un fond de mur en béton, portent les noms de près de trois cents soldats serbes tués aux combats dans la région toute proche de Dubrovnik. Musée-Mémorial d’Ovcara près de Vukovar, installé sur les lieux mêmes où ont été regroupées avant d’être assassinées 260 personnes. L’un des hangars où furent entassés les prisonniers (une ferme industrielle spécialisée dans l’élevage des porcs) a été transformé en mémorial : sur les murs, des photos des victimes, et, au centre de la pièce, très assombrie, se déroule, en spirale, un défilé lumineux des noms des suppliciés. Modeste « musée du siège » au premier étage d’une maison particulière du centre de Sarajevo, présentant des photos et une vidéo sur les quatre années de blocus serbe (avril 1992-février 1996) durant lesquelles périrent 11541 civils…
On est quelque peu étonné de la distance et de l’apparente sérénité avec lesquelles, à peine vingt ans plus tard, sont évoqués des drames aussi épouvantables que ceux de Sarajevo, Vukovar (2000 à 3000 personnes) et de Srebrenica (8372 victimes). On aurait tort, sans doute, d’en conclure que les haines ont disparu et que les rancœurs se sont apaisées. Le silence, la discrétion et la dignité ne signifient pas l’oubli. A certaines occasions, on devine le ressentiment. Tel ce Bosnien d’origine serbe, qui ne cesse de nous affirmer qu’il n’est pas nationaliste, mais glisse très vite dans la conversation qu’il y a des soi-disant « victimes » de Srebrenica qui vivent très bien au Canada ou que les Bosniaques sont en accointance avec Al-Qaïda. La rancœur ne s’exprime pas seulement entre les différentes populations de Bosnie mais aussi à propos de la gestion du conflit par les puissances étrangères. C’est dans cet esprit que nous avons interprété un texte gravé –en serbo-croate et en anglais- au bas d’une sculpture – intitulée « vie »- d’une place de Banja Luka : « En mai-juin 1992, durant la guerre civile en Bosnie-Herzegovine, 14 bébés nés à la maternité de l’hôpital de Banja Luka, avaient besoin d’oxygène. Malheureusement, il ne fut pas possible d’en fournir ni par terre –l’environnement était hostile- ni par air, en raison de l’interdiction du Conseil de Sécurité de survoler la Bosnie-Herzegovine. La cruauté des puissances mondiales aboutit à l’anéantissement de ces jeunes vies, une par une. 12 bébés quittèrent alors ce monde. Le treizième bébé perdit la bataille pour vivre 14 ans plus tard, tandis que l’incident laissa un quatorzième avec des séquelles qu’il eut à supporter le reste de sa vie. Cette situation atroce prit fin grâce au courage de nos pilotes et aux brillantes actions de l’armée de la République serbe, qui rétablit les liaisons routières avec la Serbie ».
Aujourd’hui, les anciens adversaires se côtoient mais se mélangent le moins possible. Lors de la visite du district de Brcko, au nord-est de la Bosnie, qui est une collectivité territoriale autonome et neutre de Bosnie-Herzegovine, n’appartenant ni à la Fédération de Bosnie et Herzégovine, ni à la République serbe de Bosnie, on nous parle de « frontières invisibles » qui séparent les unes des autres, les communautés serbes, croates et musulmanes. Dans ce district très spécial, les enfants des trois communautés fréquentent des écoles distinctes durant les classes primaires, mais se retrouvent en principe, vers dix-onze ans, au sein d’un même collège. En fait, nous dit-on, ces établissements secondaires mixtes n’existent vraiment que sur le papier ; il est impossible de faire admettre aux parents que les programmes d’histoire ou de littérature puissent être rigoureusement les mêmes.
Cet échec de la mixité scolaire –nullement atténué par l’existence exceptionnelle d’établissements comme le United World College de Mostar où Croates, Musulmans et jeunes de toutes nationalités étudient ensemble- est significatif de l’échec d’une réconciliation effective entre les différentes composantes de la population bosnienne. La cohabitation est encore possible en ville (Sarajevo compterait 85% de Bosniaques et 15% de Serbes ; de même que des Musulmans habitent à Mostar-Ouest). Mais, en zones rurales, le cloisonnement ethnique est effectif, et de nombreuses maisons abandonnées par les minorités restent à vendre, souvent en fort mauvais état, et à des prix bradés qui n’excèderaient pas parfois 10000 euros.
A l’évidence, les Serbes de Bosnie-Herzegovine restent toujours persuadés que leur avenir passe par leur rattachement à la Serbie, tout comme les Croates regardent vers la Croatie. La seule différence est que les premiers, les Serbes, sont encouragés par la Serbie, alors que la Croatie est plus discrète et se satisfait assez bien de la configuration actuelle. Comme devait nous le marteler l’un de nos interlocuteurs à Sarajevo, il est naïf de s’étonner de l’absence d’un rapprochement entre les différentes communautés de Bosnie-Herzegovine, car les fameux Accords de Dayton, s’ils ont eu le mérite d’entériner la fin des combats, se sont bornés à prendre en compte les positions des uns et des autres, sans tenter de mettre en place un système permettant de les faire évoluer. Les institutions, fondées sur ces Accords, sont d’une rare complexité et ne font que juxtaposer des pouvoirs entre les trois communautés. Rien n’a donc vraiment changé depuis vingt ans, et rien ne peut changer dans de telles conditions. « C’est, nous explique-t-on, comme si l’ONU avait placé dans un même bocal des poissons verts et des poissons rouges, mais en les séparant par une plaque transparente. Comment, dès lors, pourrait-on s’étonner aujourd’hui que ces poissons ne se soient toujours pas mélangés ! ».
Même la langue, nous dit-on, a tendance à s’altérer, chaque communauté y introduisant des mots propres (souvent d’origine germanique chez les Croates, ou d’origine ottomane chez les Bosniaques). En Croatie, on met fièrement en exergue, chaque fois qu’on le peut, le glagolitique, le plus vieil alphabet slave, employé couramment dans le pays au Moyen Age. Quant aux différentes religions ou courants religieux, loin de contribuer à réunir les communautés, elles jouent plutôt la concurrence. On a le sentiment d’une multiplication des lieux de culte (mosquées et églises) et, surtout, d’une frénésie ostentatoire de ces derniers ; citons notamment la superbe cathédrale orthodoxe serbe du Christ Sauveur, inaugurée en 2009 dans le centre de Banja Luka, aux murs en travertins rouge et or, surmonté d’un clocher de près de 50 mètres ; la gigantesque église catholique de Mostar édifiée par des Franciscains dissidents, soucieux, dit-on, de concurrencer l’église séculière locale, et son édifice principal, inauguré en 2001, dont le fin clocher monte très haut dans le ciel de Mostar, comme pour renforcer la domination de la croix placée au sommet de la colline qui borde Mostar-Ouest… Développement, aussi, de lieux de pèlerinages : musulman, à Prusac, en Bosnie centrale et à Blagaj, à 14 km de Mostar, aux sources de la Buna ; orthodoxe, à Trebinje, sur la colline Crkvina qui domine la ville de 100 m, où a été construite une puissante église sur le modèle du monastère de Gracanica au Kosovo ; catholique, à Podmilačje (à 10km de Jajce), célébration de Saint-Jean ; à Medjugorje, à 29 km de Mostar, à la suite d’apparitions de la Vierge à des enfants en 1981, pèlerinage en plein expansion (très nombreux pèlerins italiens) pris totalement en mains par les Franciscains, sans être pour autant reconnu par le Vatican.
Face à ces fortes tendances centrifuges et délétères, on observe peu de forces unitaires et positives. Tito, symbole de la Yougoslavie d’antan, n’est pas totalement oublié. Quelques fidèles se rassemblent sous son nom et les grandes villes de Croatie ou de Bosnie (Sarajevo par exemple) ont leur « avenue du Maréchal Tito », mais le Yougoslavisme paraît bien mort. L’idée européenne pourrait-elle contribuer à rapprocher les Slaves du sud ? Rien n’est moins sûr. Certes, les ex-républiques de Yougoslavie aspirent à pénétrer dans l’Union ; c’est chose faite pour la Slovénie depuis 2003 ; l’entrée de la Croatie est programmée pour 2013 ; la Serbie est reconnue comme candidate depuis mars 2012, et la Bosnie-Herzegovine et le Kosovo comme « candidats potentiels ». Du point de vue monétaire, on est déjà, en pratique, dans la zone euro L’Union européenne a aidé et aide financièrement la reconstruction et la « mise à niveau économique » des états candidats. Mais la persistance des divisions entre les communautés, qui s’ajoute aux difficultés économiques et au développement de réseaux mafieux, ne pousse pas à l’optimisme.
Jean-François Soulet
(15 juin 2012)