Qu’on n’en ait conscience ou pas, l’actualité très martelée par la télévision et les divers réseaux d’Internet, se dispute désormais à l’histoire dans la curiosité du touriste de 2012. Tout touriste, par exemple, se rendant aujourd’hui, en Egypte, consacre toujours une partie de son temps aux Pyramides, mais veut aussi visiter les hauts lieux du récent « printemps arabe » comme la place Tarik. Le satisfait-on ? Rien n’est moins sûr. La politique n’a jamais fait bon ménage avec le tourisme. Du temps de Franco, des centaines de milliers de Français bronzaient durant trois à quatre semaines sur les plages de la Costa Brava sans avoir la moindre information sur les abus du régime et sur ce qui se passait dans les commissariats et les prisons. Que dire du tourisme dans les ex-pays soviétiques, totalement pris en charge par des guides experts en manipulations !
Je reviens, en ce printemps 2012, d’un petit séjour en Jordanie en compagnie d’une vingtaine d’amis. L’objet du voyage était éminemment culturel, et le groupe était doté d’un conférencier français spécialiste des temps bibliques et des périodes les plus anciennes. Des vestiges gréco-romains de Jérash et du complexe byzantin d’Umm Rassas aux fameux tombeaux nabatéens de Pétra, tout fut visité, observé et commenté. Le guide local, qui nous accompagnait durant le voyage, se joignait volontiers au conférencier pour décrire ces sites historiques, mais manifestait, en revanche, une étrange discrétion sur la période la plus récente du Royaume de Jordanie. Certes, il résuma succinctement les règnes d’Abdallah 1er et de Hussein, mais « oublia » d’indiquer l’entente (aujourd’hui acceptée par la plupart des historiens) entre le roi Abdallah et les dirigeants du peuple juif en 1947 (ce qui devait permettre à Israël de ne pas être harcelée par l’armée transjordanienne, et à Abdallah 1er, de mettre la main sur la Cisjordanie). L’épisode majeur de « septembre noir » en 1970, qui vit se développer une guerre civile très meurtrière entre l’armée jordanienne et les Fedayins palestiniens, nous fut à peine mentionné. A une question posée par l’un d’entre nous sur les émeutes contre l’augmentation des prix à Kerak en 1996 (citée dans l’ouvrage de Julien Bousac), le guide répondit que c’était une erreur et que l’on devait vouloir parler d’une révolte survenue en 1989 à Ma’an, dans le sud du pays, parmi les Bédouins, révolte, nous dit-il, très vite calmée grâce à la diplomatie du roi Hussein venu négocier sur place avec les insurgés.
Quant au « Printemps arabe » proprement dit pas un mot ou presque. On nous dit qu’il arrive fréquemment, le vendredi après-midi à Amman, que devant la principale Mosquée, des groupes se rassemblent et « discutent de choses et d’autres » ; puis « les gens se séparent tranquillement et s’en vont passer le week-end au bord de la Mer Morte ». Et les Frères Musulmans ? « ils montent, affirme le guide, mais ils vont descendre dans les prochaines années »… ! Et la Monarchie, symbolisée par l’omniprésence des portraits de Hussein, Abdallah II et du jeune héritier du trône ? « Elle est, nous répond-on, estimée par la plupart des Jordaniens. Elle occupe un vaste quartier d’Amman et finance de nombreuses fondations sociales ». Et la Syrie, dont l’ambassade à Amman, est gardée par une armada de militaires armés jusqu’aux dents ? « Il y a des réfugiés, nous dit-on, qui peuvent facilement passer en Jordanie, d’autant que beaucoup de familles ont des membres habitant de part et d’autre de la frontière…
Comme on peut en juger à partir de cette bien maigre récolte de renseignements, l’histoire immédiate est, pour les guides locaux, presque totalement taboue. Il ne reste donc aux touristes curieux des réalités du pays qu’à fouiller la presse nationale ; mais les médias sont peu présents dans les hôtels, et les kiosques sont rares. Nous n’avons consulté que le seul quotidien en anglais, The Jordan Times, que nous avons trouvé assez bien informé. Prenons, par exemple, le numéro du 13 mai. A la une, on trouve des nouvelles de Syrie, qui reprennent des dépêches de l’agence Reuters de Beyrouth. Dans les pages intérieures, deux articles sont consacrés à des manifestations récentes en Jordanie : les unes pour la défense des handicapées, réprimées avec dureté par la gendarmerie ; les autres, recensées dans plusieurs villes, qui exigeaient le départ du nouveau Premier ministre Fayez Tarawneh, désigné le 26 avril par le roi pour former un nouveau gouvernement, en remplacement du libéral Aoun Shawkat al-Khassawneh, chargé de faire avancer les réformes, démissionnaire. Parmi les manifestants, The Jordan Times signale quelques 500 militants des Frères Musulmans, qui ont appelé à la formation d’un gouvernement de Salut public, regroupant les principales forces politiques. Durant ces manifestations, on a réclamé la fin des poursuites contre les journalistes par la Cour de Sécurité de l’Etat, en scandant : « Pas de réforme sans la liberté de la presse ». Protestations également contre l’augmentation des prix et la privatisation d’industries d’Etat.
Au total, on réalise, en parcourant simplement un quotidien, combien les touristes sont tenus à l’écart des problèmes socio-politiques du pays. Après un séjour plus ou moins long, ils quittent le pays sans avoir une idée des pressions qu’exercent notamment les Islamistes (Mouvement Islamique Jordanien et Front d’Action Islamique) sur le gouvernement afin d’obtenir des réformes constitutionnelles et sociales ; et sans avoir pris conscience du « bras de fer » (Mathieu Guidère) que mènent les Frères musulmans avec le roi. Cette occultation frileuse des réalités politiques du moment est vaine (le touriste ayant ses propres sources de renseignement) et ne peut que donner une image négative du régime.
Jean-François Soulet
(17 mai 2012)