A PROPOS DE L’OUVRAGE «TERRES DE SANG» de l’historien américain Timothy SNYDER

30 avril 2012
By


 

Dans un gros ouvrage de 712 pages (éditions Gallimard), qui fera date dans l’historiographie est-européenne, l’historien américain Timothy Snyder, professeur d’histoire de l’Europe de l’Est à l‘université Yale, montre que nous n’avons encore, 70 à 80 ans après les faits, qu’une vision partielle des méfaits des Nazis et des Soviétiques avant et pendant la Seconde guerre mondiale. D’assez nombreux témoignages nous relatent, en effet, les forfaits des Allemands dans les camps de concentration et les forfaits des Soviétiques au Goulag. Mais, ces lieux, nous dit Timothy Snyder, ne sont certainement pas ceux où se sont déroulés les plus horribles des méfaits. Ils occultent une zone de tueries, qui s’est étendue de la Pologne centrale à la Russie occidentale en passant par l’Ukraine, la Biélorussie et les pays Baltes, à propos de laquelle nous avions peu de renseignements jusqu’à l’ouverture des archives, car l’histoire de ces terres était fractionnée en histoires nationales cloisonnées. C’est pourtant à cet endroit de l’Europe – que Timothy Snyder  appelle les « terres de sang »- qu’ont été massacrés (par balles, par la famine, par le gaz) 14 millions de personnes (Juifs, Polonais, Ukrainiens, Biélorusses, Baltes…) entre 1933 et 1945.

La nouveauté est beaucoup moins dans les faits cités (famine ukrainienne, Holocauste, affamement des prisonniers soviétiques…) que dans les liens intelligemment établis par l’historien américain : liens entre les faits, entre les lieux de tueries, entre les populations qui en sont victimes et entre le régime soviétique et le régime nazi. Sans crainte d’être accusé d’amalgame ou de révisionnisme, il décrit les machiavéliques ambitions des deux régimes pour maîtriser ces territoires mais aussi éliminer des groupes ethniques. Il n’y a pas à ses yeux, un totalitarisme plus excusable l’un que l’autre ; ils convergent  tous deux dans l’horreur absolue. Timothy Snyder n’a pas peur, non plus, d’affirmer que si, sur ces « terres de sang », les Juifs ont payé le prix fort, il serait scandaleux d’oublier les autres populations victimes, notamment les Polonais, les Ukrainiens et les Baltes.

Il est dommage que l’auteur, focalisé sur la période 1930-1945, n’ait pas rappelé en quelques pages, comme j’en avais ressenti la nécessité dans mon Histoire de l’Europe de l’Est (Chapitre 1), que la zone des « terres de sang » avait déjà été « farouchement disputée durant des siècles ».

Un heureux hasard a voulu que lorsque l’ouvrage de Timothy m’est parvenu, j’étais en train de lire le journal de Zygmunt Klukowski, Une telle monstruosité (Calmann-lévy). Ce journal d’un médecin polonais tenu entre 1939-1947 illustre remarquablement l’ouvrage de Timothy Snyder. Directeur d’hôpital dans une petite ville de l’est de la Pologne, dans la fameuse zone des « terres de sang », Zygmunt Klukowski décrit le terrible génocide des juifs, qui se déroule sous ses yeux, mais aussi la féroce répression à l’encontre des Polonais non juifs, notamment les élites, systématiquement massacrées. Il témoigne aussi des horreurs perpétrées à la fois par les Nazis et les Soviétiques.

Ces deux ouvrages confirment qu’en 2011 encore, l’histoire de l’Europe de l’Est durant la terrible période de la Seconde guerre mondiale est loin d’être définitivement écrite.

Jean-François Soulet

(mai 2012)

Comments are closed.